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De nombreux espaces ruraux ou périphériques de Suisse se développent nettement moins vite que les régions urbaines. Certains perdent même des emplois et des habitants depuis des décennies. Cette perte est un processus plus ou moins insidieux qu’il est parfois possible de stopper ponctuellement. On réussit à le faire surtout dans les grandes destinations touristiques des Alpes, dans les centres régionaux des principales vallées alpines ou dans l’environnement proche de grandes entreprises. De meilleures liaisons de transport contribuent parfois à retourner la tendance. D’un seul coup, elles peuvent transformer des communes périphériques en lieux de résidence attractifs pour les pendulaires. Les longs trajets pendulaires ne constituent toutefois pas une solution durable.
Mais dans les villages et les communes où il n’est pas possible de stopper le processus de contraction, le réseau de prestataires s’éclaircit avec la perte démographique: les services publics et privés – de la poste au magasin du village en passant par l’école – ne peuvent plus être exploités de façon économique pour des raisons de taille et de demande. Les villages concernés glissent dans une spirale négative. Avec la disparition du réseau de prestataires, ils perdent aussi leur attractivité comme lieux de résidence. Une fois que de nombreux habitants sont partis, la vie sociale finit par s’arrêter.
Connu depuis des décennies, ce cercle vicieux constitue un thème central du développement régional. Mais il y a sans cesse des tentatives réussies de le combattre – certaines grâce au soutien de la Nouvelle politique régionale (NPR) – par des projets, des concepts et des stratégies de développement.
Travail et logement flexibles en région de montagne
Tant les acteurs du développement régional que les communes concernées ont repris espoir ces derniers temps en considérant les formes de travail flexibles. Celles-ci sont apparues dans le sillage de la numérisation. À ce jour, elles sont pratiquées surtout par les grands centres informatiques et par les centres de services du milieu urbain. Mais elles pourraient s’étendre à d’autres branches et secteurs et même aider la périphérie la plus malmenée par le déclin économique à prendre un nouvel essor. Nombre de personnes impliquées dans le développement régional à tous les niveaux ont des attentes à ce sujet. Mais la pertinence réelle de la recette de développement associée à ces formes de travail n’est pas encore prouvée avec certitude, même si la culture du télétravail, prescrite dans de nombreuses entreprises au cours des dernières semaines et des derniers mois à cause de la pandémie de Covid-19, a bien fait avancer les choses.
Si la numérisation supprime les obstacles de l’espace, du temps et de la matière, les territoires les plus périphériques se retrouvent effectivement à proximité des centres. Avec ses formes de travail flexibles le marché du travail, organisé de manière décentralisée, peut étendre ses tentacules dans les endroits les plus reculés. Tout semble soudain très simple, du moins dans les branches où les employés exercent la majeure partie de leur activité sur PC. Habiter et travailler en région de montagne ? Au fait, pourquoi pas à l’aire de la connexion numérique, des contacts virtuels, du télétravail, des espaces de coworking et de l’impression 3D !
1000 espaces de co-working
Les nombreux espaces de coworking, aménagés aussi à l’écart des centres urbains au cours des dernières années, démontrent que ce scénario est davantage qu’un vœu pieux. Selon une enquête de la Haute école de Lucerne (HSLU), il existe maintenant dans l’espace rural suisse cinquante espaces de travail partagés, utilisés de manière flexible par quelque 2500 travailleurs. Ce nombre paraît certes encore modeste, mais le phénomène est très récent.
La coopérative VillageOffice est un moteur de ce développement en Suisse. Elle a accompagné de ses conseils la mise en place de trois douzaines d’espaces de coworking en région rurale, périphérique ou alpine, dont huit dans le cadre de projets NPR. Fabienne Stoll, responsable de la communication de VillageOffice, parle d’une tendance encore embryonnaire. « Plus de trois millions d’actifs pourraient dès aujourd’hui travailler de façon mobile, constate-t-elle, mais seul un million d’entre eux le font déjà et travaillent de temps à autre à domicile. Mais je crois que la situation actuelle donnera une puissante impulsion, car de très nombreuses firmes et leurs employés y ont pris goût avec la crise du coronavirus. » Fabienne Stoll estime qu’environ un tiers des postes de travail de bureau organisés de manière traditionnelle disparaîtront à moyen terme. Une part importante du travail pourrait être externalisée vers des postes de travail à usage temporaire situés dans des communes rurales et des régions de montagne. VillageOffice s’est fixé pour objectif de recouvrir toute la Suisse rurale de quelque mille espaces de coworking au cours des prochaines années, notamment aussi pour des raisons écologiques. Selon les calculs, une telle offre permettrait d’économiser 4,4 milliards de kilomètres de trajets pendulaires par an et donc des dizaines de milliers de tonnes d’émissions de dioxyde de carbone.
Les pronostics de Timo Ohnmacht sont un peu plus prudents. Ce professeur à la HSLU a étudié ce phénomène encore récent dans le cadre d’une étude du Fonds national. « On enregistre certes des succès, mais les sites locaux de coworking n’ont encore aucune utilité mesurable pour l’économie régionale, conclut-il. Le mouvement du coworking pourrait toutefois bientôt obtenir davantage de résultats grâce à des espaces de travail partagés bénéficiant d’un soutien public, qui donnent des impulsions durables à l’espace rural en tant qu’instruments de développement régional », estime-t-il.
L es communes doivent améliorer leur attractivité comme lieux de résidence et de vie. Les espaces de co-working n’y suffisent pas à eux seuls.
Plus les logements sont abordables, plus la localité est attractive
Les espaces de coworking sont un peu le fer de lance des formes de travail flexibles dans l’espace rural. Mais le nombre croissant de pendulaires à temps partiel qui accomplissent leur travail de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps à domicile est plus important en termes économiques. La situation actuelle du marché du logement alimente cette réorganisation du travail. Dans la récente étude de Credit Suisse sur le marché immobilier suisse1, des chercheurs ont étudié la relation entre les flux pendulaires et le choix du domicile. Ils ont constaté une tendance à résider en zone rurale. Fredy Hasenmaile, responsable de l’analyse immobilière chez Credit Suisse, déclare: «De moins en moins de gens cherchent leur domicile directement là où ils exercent leur profession, mais de plus en plus là où il y a des logements abordables. Et ils restent en général fidèles au domicile une fois qu’il a été choisi. Celui-ci devient la constante d’une vie, avec des changements d’emploi de plus en plus fréquents et un environnement professionnel qui ne cesse de changer.» Le quatre pièces moyen de 110 m2 coûte plus de 1,5 million de francs en ville de Zurich. À 60 minutes de train, on peut l’avoir pour moins de la moitié selon l’étude de Credit Suisse.
Il n’est pas étonnant que de plus en plus de gens en aient assez des logements chers en ville. De toute façon, ils préfèrent habiter près de la nature lorsqu’il est possible de le concilier avec leur travail. Les travailleurs pendulaires – neuf employés de Suisse sur dix en font partie – sont attirés de plus en plus loin en périphérie à cause de la situation des prix. «Ceci favorisera l’établissement des nouvelles formes de travail dans l’espace rural» concluent les auteurs de l’étude de Credit Suisse. Un sondage de gfs-zurich réalisé sur mandat du SECO2 parvient à une conclusion similaire. Les pendulaires de longue distance qui assument une heure ou plus de trajet aller simple jusqu’au travail manifestent le plus vif intérêt pour les nouvelles formes de travail. C’est une catégorie en forte croissance ces derniers temps et qui constitue maintenant 20 pourcents des pendulaires. Presque tous seraient ravis de pouvoir travailler à domicile certains jours, voire davantage.
Infrastructure nécessaire
Avec le changement des besoins en matière de logement, le potentiel de développement des formes de travail flexibles est donc incontestablement important pour l’espace rural ou périphérique. Une certaine infrastructure est cependant nécessaire pour que ce potentiel puisse être exploité.
- Immeubles: Le défi le moins important est probablement la mise à disposition des immeubles nécessaires. Selon VillageOffice, l’offre et la demande, par exemple d’espaces de coworking, sont en équilibre à l’heure actuelle. En outre, il y a justement dans les régions rurales des bâtiments inoccupés qu’il est possible, si nécessaire, de reconvertir et d’équiper rapidement et pour un coût relativement faible. Par ailleurs, de nombreux employés ont aménagé leur bureau à domicile depuis longtemps.
- Réseaux de télécommunication: La Suisse est certes déjà relativement bien pourvue de connexions Internet performantes par rapport aux pays voisins. Mais le fossé ville-campagne se creuse à de nombreux endroits dans le domaine de l’infrastructure. S’agissant des formes de travail flexibles, l’appel à la meilleure desserte possible de toutes les régions de Suisse est compréhensible. Différentes possibilités sont envisageables pour fournir aux régions périphériques et aux centres touristiques alpins une interconnexion aussi performante que dans les centres urbains. Avec son concept de promotion du très haut débit, le canton des Grisons soutient par exemple le développement des autoroutes de l’information. La NPR cofinance les travaux conceptuels dans le cadre de projets régionaux de viabilisation. La technologie de radiotéléphonie 5G représente aussi une opportunité pour les espaces ruraux et les régions de montagne. Mais son développement est bloqué par des oppositions et pour des raisons politiques.
- Mobilité: La nouvelle main-d’œuvre flexible reste en majorité formée de pendulaires à temps partiel. Elle souhaite pouvoir répartir librement son activité entre le bureau à domicile ou l’espace de coworking du village et le poste de travail dans un centre urbain. La qualité des voies de communication constitue ici la condition déterminante. Plusieurs projets dont la NPR a aussi soutenu les travaux préparatoires de planification et de conception, ont contribué à combler les lacunes dans ce domaine au cours des dernières années. Ils ont surtout servi – dans le cadre d’Interreg – à améliorer les transports publics transfrontaliers dans les régions de Bâle, de Genève, du Jura et du Tessin. À cela se sont ajoutés des essais pilotes d’utilisation intelligente de différents modes de transport, y compris de nouvelles formes de mobilité partagée. Mais les promoteurs du développement régional estiment que tout cela n’est de loin pas suffisant. «En Suisse, toute personne devrait pouvoir accéder au bureau de coworking le plus proche en 15 minutes à vélo ou en transports publics» selon un objectif énoncé par VillageOffice. Étant donné que la main-d’œuvre flexible reste le plus souvent composée de pendulaires à temps partiel, Peder Plaz, directeur du Forum économique des Grisons, estime que «créer des distances pendulaires raisonnables sur l’ensemble du territoire suisse serait probablement la mesure la plus efficace pour asseoir aussi les nouvelles formes de travail dans l’espace rural et préserver l’occupation décentralisée du pays».
Gestion et mise en réseau des espaces de co-working
Reto Bürgin, géographe-économiste à l’Université de Berne, étudie notamment au moyen de la géolocalisation la nouvelle «multilocalité» numérique liée aux espaces de coworking situés dans les régions alpines suisses. Voici son impression: «Dans le meilleur des cas, les espaces de coworking à eux seuls contribuent à réduire le trafic pendulaire. Mais il faut davantage pour qu’ils relancent, en tant que moteurs de développement, l’économie et la vie sociale d’une commune: ce phénomène encore récent doit s’ancrer dans les esprits et l’exploitation des espaces doit être intensive.» Une bonne offre de locaux professionnels équipés d’une infrastructure parfaite n’est donc qu’un bon début. Afin que le scénario d’avenir prometteur se réalise pleinement pour les espaces ruraux et périphériques, la main-d’œuvre flexible doit se mettre en réseau pour former une communauté. C’est dans ce cadre qu’elle pourra développer des idées, échanger ses impressions sur ses problèmes, créer de nouveaux concepts et éventuellement s’impliquer dans de nouvelles coopérations. «Les échanges mutuels génèrent souvent des projets innovants, de nouveaux produits, services ou modèles économiques, jusqu’à des démarches de recherche et de développement qui s’effectuent hors des institutions traditionnelles», explique Timo Ohnmacht, professeur à la HSLU, en décrivant l’évolution possible.
Les exploitants des espaces de coworking peuvent donner des impulsions décisives pour créer une communauté. «On demande des rencontres informelles de la communauté, des exposés, des manifestations de réseautage avec des entrepreneurs externes, des séminaires, des événements publics», suggère Timo Ohnmacht. Les espaces de coworking exploités de cette manière peuvent devenir un «microcluster» attractif de la promotion économique locale. La NPR poursuit aussi cette approche. C’est ce que montrent déjà plus d’une douzaine d’exemples s’inscrivant dans le cadre de projets NPR. En voici une sélection: le Macherzentrum Lichtensteig (SG) , le co-working-Space Steckborn (TG), le Mountain co-working Mia Engiadina à Scuol (GR, cf. «regioS no 14»), la «Plattform Haslital» (BE), la Working Station St-Imier (BE) et le projet Interreg «GE-NetWork» (GE). Ces «microclusters» ont différents effets en amont et en aval. Car les télétravailleurs, coworkers et autres, contribuent à animer les villages et utilisent les services locaux: de la restauration aux installations de loisirs et aux artisans, en passant par le commerce de détail, la poste et le salon de coiffure, ce qui accroît encore la création de valeur ajoutée locale et l’emploi.
Espaces de coworking: pôles de développement des villages
L’économiste Jana Z’Rotz, de l’Institut d’économie régionale et d’entreprise (IBR) de la HSLU, va plus loin: «Nos études ont révélé que, dans l’espace rural, les espaces de coworking axés uniquement sur le travail sont plus difficiles à exploiter.» Elle préconise donc des espaces de travail partagés multifonctionnels, qui fournissent aussi des services culturels et sociaux. Elle souhaite que jeunes et moins jeunes utilisent ces lieux ensemble et que ceux-ci soient également des lieux de rencontre de quartier ou de village, des ateliers publics, des services d’accueil et de conseil, avec des cafés et des garderies – en bref des pôles de villages animés.
La NPR peut déjà fournir de bons exemples: le projet Swiss Escape «Co-Living/Co-Working Grimentz (VS)», le projet de développement participatif du village de Saint-Martin (VS) et la «Generationehuus Schwarzenburg» (BE). En phase de lancement, cette maison a valeur de modèle pour toute la Suisse en raison de son ampleur thématique. Elle dispose d’un espace de coworking avec atelier, de deux appartements pour colocations multigénérationnelles, d’une garderie, d’un bistrot, de différents organismes sociaux et de locaux destinés aux consultations médicales, aux manifestations, etc. La Confédération et le canton de Berne ont soutenu la phase de conception dans le cadre d’un projet NPR en versant 140 000 francs. L’organisation responsable, une société anonyme d’utilité publique, a maintenant recueilli 3,5 millions de francs par le biais de dons, en majeure partie privés, pour réaliser le concept. Actuellement, la «maison multigénérationnelle» commence à fonctionner progressivement dans une ancienne villa acquise par la société anonyme et située au milieu du village. L’offre de locaux est limitée pour l’instant car le bâtiment est soumis à une rénovation douce. «Nous serons entièrement opérationnels dès que nous pourrons nous installer dans l’immeuble que nous prévoyons de construire», explique la directrice Linda Zwahlen Riesen.
Un facteur économique sous-estimé
Il est certain que le monde du travail 4.0 accroît le potentiel des espaces ruraux ou périphériques en tant qu’espaces économiques et résidentiels. Il fait augmenter les chances d’améliorer la desserte des villages et des communes et ainsi celles de garder dans la localité la valeur ajoutée créée par les services locaux. Mais jusqu’à présent, seules quelques communes saisissent précisément ces opportunités et les exploitent systématiquement. «Il est d’autant plus important de discuter largement des possibilités, pour la politique régionale, de tenir davantage compte, dans les régions périphériques, de projets qui visent aussi à renforcer l’attractivité résidentielle dans le sens de la complémentarité entre le logement et le travail», explique Peder Plaz. Il préconise donc un changement de paradigme au sein de la promotion économique et de la NPR, auxquelles il reproche «de miser trop unilatéralement sur la création d’emplois et de sous-estimer l’importance de l’attractivité résidentielle comme argument de recrutement et facteur économique».
Olivier Crevoisier, professeur de sociologie à l’Université de Neuchâtel, dans le cadre de son étude sur l’économie «résidentielle et présentielle»4, propose par exemple d’importantes pistes de réflexion sur la direction que le développement devrait viser. Ses résultats de recherche suggèrent que le soutien fourni aux projets par la NPR devrait davantage tenir compte de l’attractivité résidentielle comme argument de recrutement et facteur économique, ainsi que des circuits économiques locaux. Cette intention se reflète aussi dans les mesures pilotes NPR 2020-2023 pour les régions de montagne.5 Ces mesures testent de nouvelles voies pour soutenir le développement économique de ces régions. Les expériences résultant de ces mesures seront intégrées dans le développement de la NPR dès 2024.
regiosuisse.ch/npr – villageoffice.ch – generationehuus.ch – swissescape.co
1 Un cycle sans fin – Marché immobilier suisse 2020, Credit Suisse
2 Sondage de gfs-zürich sur mandat du SECO
3 Atlas de la large bande, Office fédéral de la communication (OFCOM)